dimanche 12 mars 2017

L'anthologie des yeux du traducteur poète

Cette anthologie, traduite en italien par le traducteur littéraire Elisabetta Bertinotti, regroupe une dizaine de poésies sur le thème fascinant des yeux. Cette thématique peut sembler surprenante et peu intéressante, mais au fil de la lecture et de la réflexion on se rend compte que les yeux sont le lien entre le monde extérieur et nous-même. En effet, « les yeux sont le miroir de l’âme », ils symbolisent dans bien des croyances le savoir, l’espoir ou encore le divin. On pense bien sûr au Troisième Œil des enseignements asiatiques comme le Bouddhisme et le Taoïsme. Il représente la « vue de l’esprit » qui permet de lever le voile de l’illusion et de voir la vraie nature de l’esprit. Cependant, l’œil divin existe aussi dans le Christianisme. Le Saint Esprit est souvent représenté comme un œil dans un triangle, symbolisant l’ubiquité de Dieux. Ainsi, l’œil s’apparente à un monde supérieur à celui humain. Ce thème du divin est repris par Coppée dans son poème Les yeux de la femme. En effet, à travers ces vers libres inspirés de la Genèse, le poète propose une image de la femme comme fruit de la création divine, dont la plus grande perfection est dans le regard.

A vrai dire, l’œil n’est qu’un organe complexe, destiné à la réception des influx visuels. C’est alors lui qui nous permet de voir le monde tel que nous le percevons. Il s’agit du sens le plus développé chez l’Homme, monopolisant et contrôlant les autres sens. En effet, certains poètes décrivent à travers les yeux de la femme leur corps tout entier comme le poème de Charles Cros, À Mlle S. de L. C, où les yeux monopolisent la description, comparés à des « saphirs » qui rayonnent sur tout le corps féminin. Ainsi, les yeux nous semblent d’une importance capitale, il nous serait impensable de pouvoir appréhender le monde sans nos yeux. Les poètes ont alors repris ce thème à leur compte depuis bien des siècles. A travers des sonnets mais aussi des vers libres, ils soulignent la beauté de l’œil, notamment celui féminin mais aussi son aspect énigmatique. « L'homme a des yeux pour voir, la femme en a pour être vus. », ici, Adolphe d'Houdetot démontre le double aspect de l’œil. Il s’agit d’un thème inspirant qui intrigue car même si on reconnait l’importance cruciale des yeux dans l’expression des sentiments, on ne peut pas voir nos propres yeux. Ainsi, ils nous trahissent, comme le souligne Louise Labbé, dans son poème presque autobiographique, Tant que mes yeux pourront larmes épandre. Ce poème a un intérêt tout particulier car il nous permet d’avoir un point de vue féminin (même si l’existence de la poète est contestée), sur la question de l’œil et de la relation amoureuse.

L’œil ne se résume pas à la perception du monde, il aussi s’agit d’un regard, un tout qui nous caractérise. Tout comme on peut reconnaître une personne au son de sa voix, on peut la reconnaître à son regard. Ainsi, dans leurs vers les poètes décrivent le regard comme un trait de caractère palpable. En effet, Baudelaire dans son poème Les yeux de Berthe personnifie les yeux en s’adressant à ces derniers comme à la femme. Ces yeux évoquent également une magie, un aspect enfantin, « mon enfant » répété plusieurs fois. Alors, les yeux et le regard serait la meilleure façon de caractériser l’être aimé. Théophile de Gautier, à travers son sonnet A deux beau yeux, compare les yeux à des pierres précieuses comme Charles Cros. Il s’agit d’un thème cher aux romantiques, les yeux sont des cristaux révélateurs de l’âme. Ils sont également le symbole d’un amour parfait. En effet, à travers six quatrains, Aragon résument les yeux de l’être aimé comme la perfection mais également le but de sa vie. Dans Les Yeux d’Esla, ils symbolisent le « paradis » d’Aragon, sa passion amoureuse.

Cependant, l’œil ne représentent pas uniquement la femme, l’amour ou encore la perfection. Il incarne également la vie et l’espoir. En effet, T.S Eliot dans son poème The Hollow Men (Les hommes creux, traduit par Pierre Leyris) dépeint un paysage dévasté où les hommes semblent perdus et déshumanisés. Les yeux ici représentent l’espoir et leur absence condamne les hommes à la mort. Ainsi, ces derniers deviennent aveugles, non pas par la vue, mais à force de voir les atrocités commises par la Première Guerre Mondiale. Le regard ici, représenté est celui de l’humanité, il s’agit d’un tout. Ainsi, les yeux évoquent un autre monde utopique où l’on pourrait vivre en harmonie. C’est également ce que suggère Eluard dans son poème Les yeux fertiles. Il commence par décrire la femme aimée par ses yeux qui au fil du poème nous permettent de voyager. Ces yeux énigmatiques sont ambigus car ils empêchent de poète de dormir mais l’obligent à rêver. Ainsi, le regard de cette femme inspire la liberté de l’esprit, cette liberté féminine dépeinte également par Eugène de La Croix de siècles plutôt.

Ainsi, le choix des poèmes de ce recueil ne laissent rien au hasard. Nous avons voulu retracer à travers les siècles l’évolution poétique de l’œil et du regard. A travers les siècles, on retrouve que l’œil garde son aspect lyrique et spirituel, mais il évolue également pour représenter un Tout et un Idéal par opposition au mal et la cruauté de l’homme. L’œil perd alors son aspect humain même s’il est porté par les femmes, ces dernières deviennent elles aussi une figure de la perfection.

Les illustrations accompagnants les poèmes, cherchent à faire un rapprochement et un lien entre les époques où l’on retrouve des problématiques communes comme la perte de l’être aimé, ici soulignée par la miniature de Charlotte Salomon et le poème de Louise Labbé, ou encore l’aspect envoutant des yeux évoqué par Aragon et dépeint des siècles plutôt par Léonard de Vinci. En effet, l’Art est un tout, les différents moyens d’expression artistique que sont l’écriture (la traduction) ou la peinture et même la musique se complètent. C’est pour cela que nous avons choisi une chanson de Corneille qui rappelle l’aspect indissociable de la poésie et la musique.

Enfin, cette anthologie représente un travail de recherche méticuleux et une volonté « d’ouvrir les yeux » du lecteur pour l’inciter à la découvrir la poésie et à la pousser encore plus loin la réflexion sur la question de l’Homme. Cette volonté qu’on tous les poètes depuis des siècles et dans le monde entier, de permettre aux hommes et aux femmes de s’instruire.

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